Mobiles




En réponse à un questionnaire proposé par la revue Exploding qui se proposait, dans son n°11, "État des yeux", paru en 2006, d'offrir une cartographie du cinéma expérimental français.


Un enfant court dans les vagues. Il saute dans l’écume. Son ombre glisse sur le sable. Il frotte un galet contre sa joue en regardant fixement la caméra de ses yeux noirs. Plus tard, il joue avec la lucarne d’une porte. Il apparaît, disparaît. Il court dans l’herbe. Plus tard encore, un paysage se couvre de neige. Plus tard, les arbres sont en fleurs, d’autres sont agités par le vent. Voici quelques-unes des images qui composent le troisième volet, intitulé la Belle Étoile, d’un journal filmé qui suit, pas à pas, les saisons d’un enfant.

Je filme mon fils, Félix, depuis sa naissance en 1997. Ce sont des films de plein air, sur le motif, silencieux, ponctués de noirs, assez fidèles au cinéma des frères Lumière, à la lisière du documentaire et du film de famille. C’est un travail originel, radical (proche de la racine). Je souhaite forger des plans qui soient premiers, au sens arithmétique : divisibles par un ou par eux-mêmes. Lisses comme des galets, insécables, sans faille. Dont la succession, à la manière des nombres, ménage des intervalles arbitraires. Le film déroule une suite de plans premiers.

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Ce journal filmé excède quelque peu le mobile des autres films pour se tenir à l’intersection fragile du privé et du public. Conçu au départ comme un simple home movie, il a suscité, à mon propre étonnement, un vif intérêt dans le champ du cinéma documentaire. C’est un projet en cours (un quatrième épisode est amorcé, sonore cette fois-ci) qui peut cependant s’interrompre à tout moment, selon le désir de mon fils. La plupart des autres films répondent à des programmes plus concertés : ce sont des traités poétiques, en vue d’expérimenter une proposition formelle et de cartographier un imaginaire. D’autres projets encore relèvent d’une rencontre fortuite, d’une occasion.

Je tourne en 16 mm, le plus souvent avec ma propre caméra mécanique, une Paillard-Bolex. Il m’est arrivé de recourir parfois, selon la nature du projet, à un mode de production moins solitaire, supposant une petite équipe technique, la location de matériel, l’usage d’un studio. J’aime à varier les économies. Les films ressortissent à une logique traditionnelle : tournage sur pellicule négative, copie de travail, étalonnage, report optique, tirage de copies de série. Mais les budgets restent modestes, croisant les bourses de création avec les apports en industrie. Les journaux filmés sont produits avec mon propre argent de poche. Je réalise depuis peu des films en vidéo. J’y prends beaucoup de plaisir. C’est une autre méthode de travail, très proche de l’écriture, qui renouvelle les modalités de production.

attractionuniverselle2.jpgChacun de mes films tend à la découverte à tâtons, du bout des doigts, d’une proposition formelle : la rencontre, par exemple, d’un duel d’escrime et d’un feu d’artifice ou la superposition d’une imagerie orientale avec un jardin romain. Expériences pour voir. J’ai le sentiment d’être un géographe attiré en secret par l’exploration. Pour participer d’une économie hors système, privilégier un travail de la forme et partager un même fonds de références, j’ai longtemps pensé que ces films trouvaient leur site naturel dans le cinéma expérimental. Mais ils ne furent pas, à de rares exceptions près, reconnus comme tels. Sans doute présentent-ils au regard d’une tradition expérimentale dure et pure de trop nombreuses irrégularités : unité du plan, affleurement de la fiction, forme parfois proche du documentaire, recours éventuel à des modèles, regards complices vers le cinéma d’auteur. Ce fut en fait avec le champ de l’art contemporain, et plus précisément celui du film d’artiste, que je retrouvai certaines préoccupations communes : confrontations entre la forme documentaire et l’essai filmé, le dispositif et la mise en scène, équilibre fictionnel entre le récit et le tableau, mise en perspective de la projection dans l’installation, etc. Les arts plastiques ont constitué une véritable « terre d’accueil ». Alors, film d’artiste ? Cinéma de poésie, pour reprendre l’expression de Pasolini ? Peut-être, mais dans un dialogue toujours en alerte, vif et passionné, avec l’histoire du cinéma expérimental inquiétée par ses différences.

J’ai longtemps montré mes films dans une relative confidentialité. Je louais une salle de cinéma, envoyais une centaine d’invitations et recevais, anxieux et cordial, des spectateurs étonnés. Cette diffusion privée participait du mode personnel de production visant à réaliser des films sans intérêt, au sens économique. Le sentiment de solitude, voire d’insularité, était aigu. La situation s’est modifiée grâce aux séances de projection régulières initiées en 1998 avec Christian Merlhiot autour de l’association pointligneplan. Outre nos propres films, nombre d’œuvres singulières (elles ne cessent d’ailleurs de se multiplier) ne trouvaient place ni dans les festivals de cinéma traditionnels, ni dans les sélections expérimentales, ni dans les musées. Par un travail de programmation et d’édition, l’archipel pointligneplan s’est employé à déplacer la question de l’expérimental en explorant les passages entre cinéma et art contemporain. Aussi mes films ont-ils gagné peu à peu en visibilité et je montre désormais régulièrement des programmes dans des cinémas d’art et d’essai et des musées. Cette diffusion nouvelle n’a pas vraiment altéré la sensation de solitude. Les films se font toujours en secret, à la dérobée, comme des rituels clandestins. C’est pourquoi leur édition récente en DVD aux Éditions Léo Scheer me paraît fidèle à leur nature. Ce sont des lettres que l’on peut lire en cachette, des envois qui affectionnent la confidence (les paroles soufflées à l’oreille du spectateur), l’ésotérisme, la cryptographie.

cornellrosehobart01.jpgCertaines trajectoires me touchent particulièrement : celle d’Érik Satie enfouissant ses propres lettres dans le coffre de son piano, celle de Joseph Cornell qui conjugue l’esprit d’enfance et le secret (son jardin d’Utopia Parkway m’apparaît comme un atelier de cinéma idéal). J’aime aussi la relation d’un László Moholy-Nagy ou d’un Hans Richter avec le cinéma. À un moment donné, le cinéma permet de poser certaines questions, plus précisément de rebondir (ce seront ensuite la photographie, l’essai ou l’enseignement qui joueront ce rôle). C’est mon souhait le plus vif : rebondir. J’apprécie aussi l’obstination aiguë avec laquelle un cinéaste comme Johan van der Keuken a pu construire son œuvre.

Comment inventer des formes sans capitaliser ? Je suis très sensible au motif de la dépense improductive. Le film doit se consumer à la manière d’un feu d’artifice. Pyrotechnie du médium. J’aime que la pratique du cinéma ne soit pas un métier, emprunte les us de l’amateurisme (tournages impromptus, équipe amicale, budgets modestes). Questionner l’économie de production me semble participer d’une forme d’« engagement » même si je n’emploierais pas spontanément ce terme, très connoté. Force est de constater la raréfaction du public. Ce que nous faisons relève plutôt de la correspondance privée, du prospectus distribué aux passants. Le moment est-il venu de renouer avec l’agit-prop ?

Je cherche à documenter les figures de l’émotion. Fixer le vertige de la première fois. Le battement. L’instant où le jouet d’optique, doué d’une force magique, scintille. À ce moment-là, le jeu et la pensée se confondent : émotion du cinéma, intelligence d’une machine.


Publié dans Exploding, "État des yeux", n°11, 2006

 

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Réponse à un questionnaire

1) Pouvez-vous décrire votre dernier film ?

2) Comment l’inscrivez-vous par rapport à vos films précédents, et/ou par rapport à vos films en projet ?

3) Comment réalisez-vous vos films, techniquement et économiquement ?

4) Les considérez-vous comme expérimentaux ou préférez-vous un autre terme ?

5 & 6) Qu’entendez-vous alors par cinéma expérimental et par expérimentation(s) ? Quelles différences ou quelles similitudes, quelles ruptures ou quels prolongements, y voyez-vous avec le cinéma de production comme avec l’audiovisuel et l’art en général (et en particulier) ?

7) Considérez-vous votre travail comme indépendant, voire solitaire, et/ou à quels autres films, œuvres, personnes, structures ou mouvements vous sentez-vous associés (autres domaines, autres temps et autres lieux compris) ?

8) & 9) Vous considérez-vous, ou considérez-vous vos films comme engagés ? En quel(s) sens ?

10) Que cherchez-vous, que trouvez-vous, que perdez-vous, que changez-vous en faisant des films ?

10+1) Que peut le cinéma ? (Question subsidiaire !)