Le Voyageur dans les glaces

 

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« Le capitaine Scott, l’explorateur de l’Antarctique, n’a-t-il pas presque filmé sa propre mort, comme s’il avait encore hurlé son cri de mort dans un phonographe ? Et Shackleton dérivant sur les blocs de glace ? »

Pourquoi Béla Balázs réunit-il dans une même phrase, tirée de l’Esprit du cinéma, les explorateurs du monde polaire (Scott, Shackleton) et le phonographe ? Quelle est la nature du lien entre la découverte des continents arctique et antarctique et la fixation du son ? Il me plairait d’imaginer un film qui soit la résultante de la rencontre entre le pôle magnétique et le gramophone. D’un côté, la lente conquête des pôles, les diverses expéditions échelonnées sur plus d’un siècle ; de l’autre, les étapes successives pour graver le son, jusqu’à l’invention du phonographe. Ces deux aventures sont contemporaines. Mais au-delà de leur synchronisme, elles partagent nombre de points, et notamment une même fascination conjurée pour la disparition et la mort. Ce qui apparaît a priori mystérieux se révèle source de prodiges. Le Voyageur dans les glaces est le rêve d’un tel prodige.

 

gravurevoyageur1.jpgReprenons. Salomon Andrée, ingénieur suédois, organise un voyage en ballon en vue d’atteindre le pôle nord en 1897. L’expédition disparaît sur l’île Blanche. Marche et disparition dans la neige des trois hommes. On ne retrouvera leur dernier campement, leurs corps, leurs notes et leurs photos que trente-trois ans plus tard. Les photographies, conservées par le froid, ont pu être développées et tirées. Le pôle se révèle une chambre froide merveilleuse. Se diriger dans la glace revient à voyager au pays des morts (nombre de récits relatent la découverte des précédents aventuriers fichés dans la neige). La disparition se charge d’une image latente : celle des corps et des photographies que le froid a parfaitement conservés. La glace est un milieu qui réunit, étrangement, la mort et sa trace. On pense aux premiers sentiments produits par l’invention du phonographe : entendre derechef la voix des morts. Il n’est que de songer à la vignette de la Voix de son maître : un chien, assis sur le cercueil de son maître, entend de nouveau sa voix sourdre du cornet. « Ce ne sera pas  », écrit Louis Figuier à propos du phonographe, « un des moindres prodiges de l’avenir que de faire parler les morts ».

 

L’image des « paroles gelées » de Rabelais révèle à merveille l’idée de gel contenue dans la fixation de la parole. Ce sont, écrit-il, « dragées perlées de diverses couleurs ». Mais la chaleur vainc la mémoire des mots. « Lesquels, être quelque peu échauffés entre nos mains fondaient comme neige ». L’allégorie réunit la conservation des paroles et le gel. Fixer la parole revient à la geler, à la conserver dans la glace. Les inventeurs — Charles Cros, Thomas Edison — sont à leur manière des aventuriers en quête d’un pôle magnétique : la voix. Ce lien entre la conquête des pôles et l’invention du phonographe n’a jamais été, à ma connaissance, abordé frontalement. Souhaitons, comme l’indique le poète Pierre Reverdy, que « plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte — plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ». « On crée, au contraire » ajoute-t-il, « une forte image neuve pour l’esprit, en rapprochant sans comparaison deux réalités distantes dont l’esprit seul à saisi les rapports ».

 

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Citons, éparses, quelques légendes :
 
1. Nanouk, le héros de Flaherty, écoute des disques, un phonographe posé à ses côtés dans la glace. Dans mon souvenir d’enfance (je n’ai pas revu le film depuis longtemps), le naïf esquimau approche le pavillon de son oreille. Autre souvenir, par association : le doigt de Michel Simon dans l’Atalante qui fait résonner un disque en tournant à sa surface.

2. Dans le premier tome de Dan Yack de Cendrars, le Plan de l’Aiguille, le héros mélancolique emporte sur la banquise sa collection de phonographes. Il actionne ses appareils, disposés en ligne, simultanément, pour écouter les voix qui se chevauchent. « Il remonta tous ses phonographes, tous ses gramophones et les installa par rang de taille sur la grande table. Puis il les équipa d’un disque ou d’un rouleau. Puis, passant aussi rapidement que possible de l’un à l’autre, il les mit tous en branle. Le déclic eut lieu presque simultanément. Les appareils se mirent à tourner ».

3. Chez Jules Verne, on trouve les deux motifs : la voix de la cantatrice la Stilla emprisonnée dans une machine optico-sonore (le Château des Carpathes) ; le voyage et la folie polaire du capitaine Hatteras (Aventures et voyages du capitaine Hatteras).

4. Une très belle histoire, citée par Joseph Cornell dans sa boîte, Taglioni’s Jewel Casket. « Pendant une nuit de l’hiver 1835, la voiture de Marie Taglioni avait été arrêtée par un brigand russe, qui avait ordonné à cette enchanteresse créature de danser pour lui seul sur une peau de panthère étendue sur la neige au-dessous des étoiles. De là est venue la légende que, pour mieux garder en mémoire une si merveilleuse aventure, Taglioni avait pris l’habitude de placer un morceau de glace artificielle dans son coffret à bijoux où, en fondant parmi les pierreries étincelantes, il évoquait l’atmosphère du ciel étoilé au-dessus du paysage couvert de glace ». L’œuvre de Joseph Cornell, en hommage à Marie Taglioni, présente de splendides cubes de verre dans un coffret. Le Voyageur dans les glaces est une autre œuvre de Cornell : une petite boîte contenant des jouets d’optique. Ce film sera un hommage à Joseph Cornell.

5. Edison, dit-on, atteint de surdité, aurait enregistré mille deux cents voix de chanteurs et cantatrices.  « Depuis l’âge de douze ans, je n’ai pas entendu le chant d’un oiseau ».

6. « La tache attristant la glace où l’haleine a pris », écrit Raymond Roussel dans ses Nouvelles Impressions d’Afrique. À relier à cette note de Marcel Duchamp :
« 36. Les buées — sur surfaces polies (verre, cuivre infra mince on peut dessiner et peut-être rebuer à volonté un dessin qui apparaîtrait à la vapeur d’eau (ou autre). »

7. Certains magnats d’Hollywood — Walt Disney, notamment — firent congeler leurs corps en attente d’une éventuelle résurrection. Latence de l’image.

Ces légendes sont le secret d’un film possible. Son ressort. Le film cite beaucoup. C’est son sujet. Le phonographe répète. L’explorateur repasse sur les traces de ses prédécesseurs. On refait le chemin. On interprète. Nous emprunterons des sillons déjà tracées. C’est le propre du voyageur dans les glaces. En vue d’atteindre, bien sûr, quelque terra incognita. C’est notre souhait le plus vif. Un blanc sur la carte. Un film glace, à rebours du film nitrate, baptisé « film flamme ».



Publié dans La Lettre du cinéma, n°31, 2005